samedi 1 octobre 2016

Une histoire de la propreté


De nos jours, se laver quotidiennement est une habitude qui va de soi et l'hygiène de manière générale est un impératif presque obsessionnel dans nos sociétés. Nous savons tous pourtant que cela n'a pas toujours été le cas. Ce que l'on sait moins, c'est que l'histoire de la propreté corporelle est loin d'avoir été une évolution linéaire dirigée vers un constant progrès. Au contraire, c'est une histoire faite d'allers et de retours entre la maniaquerie la plus extrême et la négligence pure et simple, et toutes les attitudes intermédiaires. On sait que les Romains étaient de grands férus des bains publiques, et qu'ils se lavaient plusieurs fois par jour; mais saviez-vous par exemple que les bains publiques étaient aussi très populaires au Moyen-Âge? Ce n'est qu'à la suite de plusieurs épidémies de peste qu'ils ont été abolis, et que l'humanité est entrée dans l'ère la plus sale de l'histoire (on connaît tous la réputation de Louis XIV qui n'aurait pris que deux bains de toute sa vie...). Car durant environ deux siècles (du 16ème au 18ème), l'eau est devenue synonyme de maladie, une substance dangereuse qui débouche les pores de la peau et laisse s'infiltrer les microbes.

Tout cela, je l'ai appris en lisant le livre de Katherine Ashenburg, The Dirt on Clean, qui retrace l'histoire de l'hygiène corporelle depuis le temps des Romains jusqu'à nos jours. Ce fut une lecture aussi instructive qu'étonnante et amusante! Ce que j'en ai tiré va au-delà de l'apprentissage de simples faits: il m'a ouvert les yeux sur la fragilité de ce que l'on considère comme allant de soi. Le concept de propreté est en réalité tout relatif et n'a fait que changer, tandis que les croyances, conceptions et le rapport au corps oscillaient. Ce qu'une période de l'histoire considérait comme propre était entièrement contesté et remplacé par une autre conception à la période suivante. On voit ainsi l'étonnant parcours de l'humanité en matière d'hygiène, on découvre d'où l'on vient, et on remet en question nos propres valeurs en la matière.

Pour un Romain, se laver signifiait transpirer, s'enduire d'huile, se baigner durant plusieurs heures pour ensuite s'ôter sa couche d'huile et de transpiration à l'aide d'un ustensile en métal qui raclait la peau. Pas de savon à l'horizon. A l'inverse, au dix-neuvième siècle par exemple, on ne voyait pas le besoin de se mouiller le corps tout à la fois: un lavement à l'éponge et à la bassine était amplement suffisant (un témoignage raconte l'étonnement d'une dame entrant dans une baignoire pour la première fois de sa vie: elle se serait exclamée n'avoir jamais été mouillée toute entière en une fois!). Tandis que sous l'Ancien Régime, changer régulièrement de chemise de corps était le sommet de la propreté.

A nos yeux, tout cela peut paraître effarant. Se laver sans savon? Ne pas du tout se laver? Vivre dans un monde où personne ne se lave? On en a des frissons et le nez qui se retrousse. Ce que l'on ne peut s'empêcher de penser, c'est que les gens devaient sentir affreusement mauvais. A cela, Katherine Ashenburg a une réponse aussi concise que perspicace: "quand tout le monde sent, personne ne pue". Actuellement, nous trouvons cela intolérable de sentir les odeurs corporelles d'autrui, la raison étant qu'on n'y est pas habitués. Nous vivons dans un monde ultra-hygiénique, nous nous efforçons de masquer la moindre odeur naturelle (à grands renforts de savons, parfums, diffuseurs dans nos maisons, déodorants,...) alors quand une effluve de transpiration perce malgré tout ce barrage olfactif, c'est l'horreur! Notre nez n'y est pas habitué, et notre esprit a été éduqué à trouver cela révoltant. Ce à quoi on est habitué, ce qui est la norme, est accepté sans autre forme de réflexion. A chaque ère, les gens vivaient de la façon qui leur semblait entièrement normale.

Il est tout à fait normal pour nous d'être choqués par le manque de propreté de nos ancêtres. Mais de la même manière, les médecins du dix-septième siècle qui mettaient en garde contre les risques de l'eau sur la santé, étaient horrifiés par les anciennes habitudes des Romains qui se lavaient à tout va. Ce qui cause la surprise, voire l'horreur, quant aux habitudes hygiéniques qui diffèrent des nôtres, c'est que l'on considère notre vision des choses comme la bonne. Nous avons raison, ils ont tord. Or, ce qu'une étude telle que celle présentée dans le livre de Katherine Ashenburg nous apprend, c'est que justement ces croyances sont toutes relatives. Puisqu'elles ne font que changer, sont sujettes à des influences telles que la religion et son directement liées à une conception plus vaste du monde, elles ne sont jamais définitives. Nous pouvons être certains que le point de vue actuellement accepté sur l'hygiène a de grandes chances de changer dans les siècles à venir. Et les hommes du futur regarderont avec dédain et étonnement nos habitudes de propreté.

L'étude de l'histoire ne sert pas uniquement à s'instruire, mais aussi et surtout à éclairer l'ordre établi du présent et à le regarder sous une nouvelle perspective. C'est exactement ce que fait ce livre, richement fourni en anecdotes et basé sur des documents authentiques. Il illumine le passé et apporte une lumière nouvelle sur le présent. On en ferme la dernière page avec cette question troublante: finalement, qu'est-ce que la propreté?