dimanche 20 mars 2016

"Cakes and Ale": la littérature souvenir

Dans Cakes and Ale (en Français, La ronde de l'amour), W. Somerset Maugham explore la manière dont se forment les souvenirs, et le regard que l'on porte sur le passé. C'est tout à la fois un traité sur l'écriture, un essais sur les mécanismes de notre mémoire et un commentaire sur une époque révolue.

Le narrateur, William Ashenden, est un auteur qui est un jour sollicité par un condisciple, Alroy Kear. Celui-ci projette d'écrire la biographie d'un autre écrivain: le célèbre, glorifié du public et de la critique, et récemment décédé, Edward Driffield. Alroy demande à Ashenden de lui fournir des informations sur l'homme qu'il a connu dans sa jeunesse. Ashenden est alors amené à se replonger dans son passé. Il a été proche de Driffield et de sa première épouse à plusieurs moments de sa vie. La narration se déroule sur deux niveaux: le présent, et les souvenirs d'Ashenden. Dans sa jeunesse, il rencontre pour la première fois les Driffield avant que l'auteur n'aie atteint son illustre statut: il n'est qu'un homme ordinaire, trop ordinaire pour la bonne société victorienne à laquelle le narrateur appartient. Plus tard, sa notoriété grandissante, cet obscur passé est au mieux laissé sous silence. S'il est avant tout demandé à Ashenden de se remémorer tous les détails qu'il peut sur Edward Driffield, c'est surtout sa première épouse, Rosie, qui l'a marqué. En quelques moments isolés, tels des flashs ou des touches de couleurs qui se sont inscrites dans la mémoire, Ashenden dresse le portrait d'une femme rare et inoubliable. C'est cette figure qui est au centre des souvenirs du narrateur, et du roman.

Cakes and Ale est l'un des nombreux romans de W. Somerset Maugham où le narrateur est écrivain. De cette manière, il nous livre ses commentaires et impressions sur l'exercice d'écriture, mais aussi sur l'univers littéraire de la fin du XIXème, début du XXème siècle (quand talent et renommée n'allaient pas forcément de paire). On peut dire que l'écriture est ici mise à l'honneur et sous la loupe: Ashenden, Alroy Kear et Edward Driffield sont tous trois écrivains. L'un écrit ses réminiscences, le deuxième tente de concilier ses valeurs avec l'édification d'une biographie pleine de points délicats, et le dernier imbibe ses livres d'éléments autobiographiques. Est-ce que Maugham est entrain de dire qu'un auteur met toujours un peu de lui dans ses écrits? Selon son protagoniste Ashenden, l'auteur est le seul homme tout à fait libre, parce que toutes ses peines, ses difficultés, toutes ses douleurs et ses états d'âme, il peut s'en libérer en les écrivant. Et c'est sans nul doute ce que fait Ashenden. Son récit est l'exemplification du pouvoir curateur de l'écriture.

Si un auteur s'inspire de son propre vécu dans ses écrits, alors l'écriture peut être apparentée à la fonction de mémoire. C'est le grand thème de ce roman. Le narrateur ne se remémore pas seulement une période de sa vie, il montre comment les souvenirs deviennent la fiction qu'on se raconte à soi-même. Certains éléments nous marquent plus que d'autres, et prennent une place saillante dans nos souvenirs; les lieux et les personnes changent d'apparence et se déforment; une impression prend le pas sur une vision. Ces petites transformations de la réalité sont inévitablement incorporées dans le tissus des souvenirs du narrateur. Quand Ashenden revoit Driffield à l'âge adulte après l'avoir rencontré dans son adolescence, il est étonné de se rendre compte de sa petite taille. Il est également surpris de s'apercevoir de la beauté de sa femme, Rosie, qui lui avait totalement échappé. Quand il se remémore Rosie trente ans après l'avoir connue, elle lui apparaît telle qu'il l'a vue sur un portrait réalisé par un ami peintre. Dans son esprit, elle est plus l'œuvre qu'en a fait un autre que ce qu'elle était réellement, et les photographies ne lui rendent pas justice à ses yeux. Le monde de ses souvenirs et celui de la réalité se sont éloignés l'un de l'autre.

Au cœur du roman, il y a aussi la description d'une époque: la fin de l'ère victorienne, mais telle qu'elle est vue par Ashenden, entre trente et quarante ans après. Son regard rétrospectif est chargé de critique, de cynisme, mais aussi de tendresse et d'une certaine nostalgie. Sur le plan visuel, il dépeint ce monde disparu avec la poésie d'un artiste peintre qui cherche plus à capturer une atmosphère qu'à reproduire un rendu réaliste d'une scène. Sur le plan des mœurs et de la morale, le ton est bien plus amer. Grâce à son recul, Ashenden peut mettre en lumière l'hypocrisie du monde auquel il appartenait, l'excessive pudeur qui dominait les relations et la sensibilité générale trop vite choquée. Le titre fait référence à une ligne de Shakespeare, dans la pièce Twelfth Night (La nuit des rois):
Dost thou think, because thou art virtuous, there shall be no more cakes and ale? (Acte II, scène 3)
Cette réplique, lancée à un puritain qui s'offusque de voir les autres prendre du bon temps, est un plaidoyer pour la vie douce et agréable. "Cakes and ale" est devenue une expression en Anglais pour signifier la douceur de vivre et le fait de se faire plaisir. Cette phrase est une jolie réponse aux prudes victoriens qui condamnent les plaisirs et mettent la vertu sur un piédestal.

Beaucoup de critiques ont vu dans le personnage d'Edward Driffield un portrait de Thomas Hardy, avec qui il partage de nombreux points communs (des origines humbles, un premier mariage à l'issue désastreuse, une apogée du succès à la fin de la vie,...). Malgré des similitudes frappantes, Maugham a toujours nié s'être inspiré de Hardy, mais le consensus général est qu'il s'agit bel et bien d'un modèle sur l'écrivain. Cela dit, cette question ne me semble pas essentielle à l'appréciation du roman. Les personnages servent des fonctions bien précises, peu importe au final qui ils sont. Driffield illustre l'auteur qui fait l'unanimité, le "grand écrivain" dont chaque génération a besoin. La prouesse de Maugham réside en ce qu'il parvient à rendre universelle une histoire si spécifique à une époque donnée. C'est l'histoire de la littérature qu'il nous raconte, du système dont les engrenages sont le public et les journalistes (tous deux influençables). Et à travers Rosie, qui est l'élément clé entre le monde des souvenirs et celui de l'écriture, c'est le processus de mémoire qui est exploré.

Cakes and Ale est un véritable tour de force littéraire. Tout comme la structure de base en plusieurs niveaux sur laquelle il s'articule, l'expérience du lecteur se déroule sur plusieurs plans. Il y a la dimension narrative, qui transporte et fait voyager dans le temps, qui met en scène des personnages réalistes et complexes qui fascinent. Et puis il y a la dimension réflective, qui invite à voir le monde sous le regard d'un écrivain et à réfléchir sur la place de la littérature et sur la nature de nos souvenirs.

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