lundi 28 mars 2016

Une œuvre, un moment: La Lecture de Berthe Morisot

La Lecture ou L'Ombrelle Verte, 1873 (Bethe Morisot)
The Cleveland Museum of Art

Dans ce charmant tableau, empreint de toute la délicatesse dont Berthe Morisot est capable, l'artiste fait preuve de la grande maîtrise et de la technique qui l'élèvent au rang des plus grands peintres de la tradition impressionniste: luminosité, vivacité d'exécution, rendu fracturé. Mais au-delà de l'aspect purement formel de l'œuvre, à travers elle Berthe Morisot nous entraîne dans son univers, tout paisible et féminin, un monde bien à elle qui se visite au cours de ses toiles.

Etant une des seules femmes impressionnistes (et sans doute peintres tout court) de son époque, Berthe Morisot s'est vue obligée de faire ses marques dans un monde exclusivement masculin. Si sa famille et quelques amis peintres (parmi lesquels Manet) la soutenaient dans son projet artistique, à la fin du XIXème siècle, une femme était difficilement prise au sérieux dans une profession d'homme. Mais Berthe est parvenue à séduire le public, et à convaincre les critiques de son véritable talent. Elle s'est fait un nom qui trône au milieu de ceux de Monet, Degas, Sisley ou Renoir.

Le parcours de cette femme hors pair, toute dévouée à son art et dévorée de passion, est fascinant en soi. On peut lire de rigoureuses biographies sur sa vie (je conseille Berthe Morisot, Le secret de la femme en noir de Dominique Bona), mais comme tout artiste, le plus important est dans son œuvre. C'est dans ses tableaux qu'elle a capturé l'essence de ses aspirations, et qu'elle a traduit en couleurs, sous son habile pinceau, la splendeur de sa vision et de ses rêves. Voyons comment elle y parvient avec un de ses tableaux, La Lecture ou L'Ombrelle Verte.

La Lecture ressemble à première vue à un portrait: une jeune femme est assise sur une couverture dans l'herbe, plongée dans un livre, une ombrelle abandonnée encore ouverte à son côté. Un grande place est laissée à la nature environnante. Le vert domine, les collines à l'arrière-plan occupent presque tout l'espace du tableau, laissant à peine un petit coin de ciel visible. Avec ses tonalités douces et harmonieuses, il s'en dégage une plénitude contagieuse.

Plus on le contemple, plus on se sent pénétrer dans ce tableau, comme s'il invitait le spectateur à y entrer avec un magnétisme presque irrésistible. L'aura paisible qui entoure cette jeune femme devient hypnotique. Soudain, ce n'est plus un simple portrait qui est représenté là, mais bien un instant chargé de sensations. On ne voit plus une femme lisant, mais le moment de lecture lui-même. La femme est distante, elle est ailleurs, transportée là où l'entraîne son livre. Il ne reste d'elle que le ressenti qu'elle évoque.

On remarque par ailleurs que le tableau baigne dans une sorte de flou, comme si on y avait passé un filtre atténuant les contours et les contrastes. Le visage de la jeune femme n'est pas très net, aucun détail n'est rendu avec précision. Ce sont là les caractéristiques typiques de l'impressionnisme, qui ont pour résultat que le sujet du tableau devient secondaire. Ce qui domine, c'est l'effet produit par les couleurs, l'atmosphère générale, cette impression d'être face à un moment piqué sur le vif. C'est grâce à ce manque de netteté que Berthe Morisot atteint le spectateur au plus profond, parce qu'elle touche à ce qui est essentiel et le rend vivant: ses sensations et ses émotions.

Dans La Lecture, Berthe Morisot a reproduit et communiqué l'atmosphère paisible d'une après-midi d'été, le contentement de savourer un moment de calme dans la nature, la sensation de liberté quand on échappe à la réalité en se plongeant dans un livre. Et mieux que de rendre tout cela avec son pinceau, elle immerge le spectateur dans cet univers qui est le sien, elle lui fait partager cette expérience. Au-delà du plaisir à la contemplation du beau, c'est le pouvoir du visuel à faire écho aux émois intérieurs du spectateur qui est mis en œuvre.

L'objectif des impressionnistes, qui est de capturer un instant fugace, une impression faite de lumière et de mouvements, est ici remporté brillamment. Ce n'est ni une scène, ni un portrait figé, mais bien une impression qui est immortalisée sur la toile. On respire l'air frai, on baigne dans la clarté, pour un peu on verrait presque les brins d'herbe se balancer au gré du vent. Mais plus que tout, on est imbibé du calme, de la douceur, et du sentiment d'évasion qui émanent du tableau.

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